Télétravail : risques de « flicage numérique » ? Et si nous parlions de contrôle vertueux
A l’occasion des négociations sur le télétravail entre patronat et organisations syndicales, un sujet est apparu à plusieurs reprises en marge de ces débats, celui des logiciels espions.
Ces logiciels sont susceptibles d’être utilisés pour surveiller l’activité de salariés en télétravail sur leur ordinateur. Les intentions d’achat de ce type d’outil ont été multipliées par 50 aux Etats Unis au printemps dernier mais leur utilisation éventuelle en France est strictement encadrée et le non-respect des règles expose l’entreprise à de lourdes sanctions financières et pénales.
La lecture d’un récent article paru dans le magazine Challenges, bien documenté et accompagné de commentaires de personnes qualifiées, m’a inspiré plusieurs réflexions :
Pourquoi des logiciels espions font ils autant de bruit en France alors même que leur utilisation y est strictement encadrée ?
Bien sûr, il existe des « patrons voyous » mais c’est marginal et les partenaires sociaux veillent au grain !
L’explication réside sans doute dans une image fréquemment négative du contrôle. D’ailleurs il n’est pas neutre que le sous-titre de l’article qui m’a fait réagir oppose le management adossé aux outils de surveillance au management par la confiance (même s’il est dit plus loin que la confiance n’exclut pas le contrôle). Le contrôle est fréquemment assimilé à du « flicage » et sa finalité associée à la notion de sanction négative.
A quoi sert le contrôle ?
- A savoir si le résultat est atteint ? Sera atteint ? …. Trop restrictif, certes !
Et pourtant, notre expérience de consultants nous amène à constater qu’en dépit des (bonnes) intentions de nombre de managers, le contrôle se limite souvent à cette fonctionnalité.
- A atteindre le résultat ? … Oui ! Mais comment ?
Depuis que la crise sanitaire a conduit à l’explosion du télétravail, nombreux sont ceux qui se réjouissent de voir la « culture du résultat » supplanter la « culture du présentiel » (au sens de présentéisme, de ‘’ faire des heures ‘’). C’est le cas de Tarik Chakor dans l’article de Challenges et de Julia de Funès dans ses conférences pour ne citer qu’eux. Du coup, qu’est-il judicieux de contrôler pour atteindre le résultat ?
Quoi contrôler ?
Bon nombre d’articles, de commentaires sur le télétravail posent la question de : « jusqu’où contrôler un collaborateur ? », positionnant le contrôle comme une intrusion dans la vie du collaborateur. Ceci est vrai si le contrôle porte sur le seul niveau d’activité du collaborateur, de son temps de connexion et de son activité sur le web.
- C’est ce que font les logiciels espions. Mais au-delà du caractère intrusif de ces outils, est-il efficace de contrôler l’activité ? Oui, mais à condition d’aller plus loin. L’activité d’une personne n’est que la conséquence du cocktail comportement / compétence qu’elle met en œuvre.
- Notons que quelqu’un qui « sait faire » ne développera pas forcément le niveau d’activité cible s’il n’a pas « envie de faire ». A l’inverse, si quelqu’un qui a « envie de faire » et ne « sait pas faire » il alertera et demandera de l’aide.
Par conséquent, il est beaucoup plus efficace de s’attacher à identifier les comportements observables, voire mesurables qui permettent
- d’identifier la réelle capacité de production d’un collaborateur
- de détecter son éventuel mal-être quand il outrepasse cette capacité
- et, en prime, de savoir comment le faire progresser
A ce titre, on peut dire que non seulement la confiance n’exclut pas le contrôle, mais que le contrôle est la condition de la confiance …et du résultat, à condition de ne pas se tromper sur ce que l’on contrôle.
Réflexions sur le rôle des experts
La participation de Jean-Michel GULLUNG à l’émission « Hashtag l’émission » sur Public Senat ce jeudi, lui a permis, en interaction avec Véronique Reille Soult de Dentsu Consulting, de faire des parallèles entre la gestion de la crise sanitaire et le management des experts en entreprise.
Au-delà des polémiques qui entourent la gestion de la crise sanitaire, la préparation de cette émission a mis en lumière que la confusion entre décider et diriger affecte l’efficacité du fonctionnement des entreprises et celle de l’Etat de manière identique. En effet,
- Les experts scientifiques ont permis à nos dirigeants de définir une cible claire : utiliser le confinement pour écrêter la vague des contaminations et par voie de conséquence la vague des cas graves afin d’éviter la saturation des services d’urgences. Cet objectif à la fois mesurable/observable, ambitieux et réaliste possède les caractéristiques d’un objectif qui tient la route.
- Ces experts ont également aidé à formuler une stratégie de lutte contre l’épidémie pertinente au travers du triptyque : tester / tracer / contrôler … jusqu’ici, tout va bien !
C’est ensuite que ça se gâte, … dans l’exécution !!!
Les plus belles stratégies, les plus beaux process ne donnent guère de résultats s’ils ne sont pas mis en œuvre.
La mise en œuvre ne dépend plus des conseils des experts ni de la capacité d’analyse, de synthèse et de décision des dirigeants. Elle dépend d’une autre qualité managériale : la capacité à mettre en œuvre le « management des personnes »
Le propos est alors d’obtenir :
- Une cascade des décisions suivant les différents niveaux hiérarchiques jusqu’au terrain et une conversion des grandes orientations en objectifs opérationnels. Cependant, nous savons bien que les choses ne se passent jamais comme prévu dans la tour de La Défense, à l’Elysée ou au Ministère
- Une mise en mouvement coordonnée des différentes structures concernées (Directions / Ministères / Filiales / Services / Agences / …) repose sur la capacité à faire fonctionner des interactions transverses. Elles ont comme caractéristiques que les responsables de ces différentes structures n’ont pas de pouvoir hiérarchique les uns sur les autres,
Résoudre les problèmes de cascades hiérarchiques comme les difficultés liées aux fonctionnements en silos est subordonné au fait que les remontées d’informations s’opèrent par un dialogue avec les personnes et pas uniquement au travers de l’ERP et des outils de pilotage. Ces remontées permettent de construire l’adhésion du corps social car elles sont le moyen de répondre aux objections et aux difficultés.
C’est à cette condition que les stratégies de communication (relayées par des experts scientifiques ou non) peuvent porter leurs fruits car ces stratégies ne peuvent que conforter une adhésion préexistante et non pas la construire.
Ça va mieux…. Comment faire pour que ça dure ?
Dans un récent article (Quand la crise met en lumière nos comportements habituels), j’évoquais les bénéfices qu’une de nos interlocutrices remarquait et attribuait au télétravail « contraint » lié au confinement.
Depuis, à l’occasion de réactions à cet article ou d’échanges au fil de l’eau, plusieurs personnes nous ont fait état de progrès du même ordre :
- Des réunions qui commencent à l’heure,
- Des échanges plus concis et productifs,
- Moins d’interventions parasites causes de dispersion,
- Plus de solidarité et d’entraide entre les personnes et les équipes,
- Des prises de décisions plus rapides
. . . que du bonheur, à telle enseigne qu’un nombre non négligeable de ceux qui y ont goûté envisagent avec regret de retrouver le chemin du bureau ! ! !
Comment s’expliquent ces changements ? Relèvent-ils d’une amélioration pérenne ou d’une embellie passagère ?
La crainte d’être soupçonné de confondre « le télétravail » et « la télé travaille » explique-t-elle la ponctualité des heures de démarrage des calls ? Une rigueur tout germanique s’est-elle diffusée comme une contagion vertueuse à la lumière des bons résultats de la gestion du Covid outre Rhin ? Les égos se sont-ils dégonflés en même temps que les chevelures prenaient du volume ? Les échanges transparents sur Teams ont-ils vraiment remplacé les groupes claniques sur WhatsApp ?
Trêve de mauvais esprit.
Sans nier les progrès observés, n’excluons pas qu’il puisse y avoir des avancées qui ne soient que conjoncturelles, en lien avec le caractère exceptionnel de la situation :
- Une « cohésion de crise », face à l’adversité qui a permis de mettre les tensions au second plan mais n’a pas permis pour autant de traiter les désaccords de fond.
- Des conditions de travail qui contraignent chacun à aller à l’essentiel et par là même économisent d’avoir à dire « non » aux sollicitations inopportunes
- Un fonctionnement en « mode dégradé » qui ne permet plus le perfectionnisme, le sien comme de celui des autres
- …
Cela nous condamne-t-il pour autant à un « monde d’après » semblable au « monde d’avant » mais en pire, pour reprendre une formule d’actualité ?
Pas forcément, je dirai même : forcément pas !
Quels sont les leviers à notre disposition si nous souhaitons rendre durables ces avancées :
- Faire montre de volontarisme et de bonnes intentions ? Pas sûr, car il est rarissime que les dysfonctionnements soient intentionnels !
- S’appuyer sur des méthodologies de communication et des outils collaboratifs ? Ils sont efficaces mais, il est fréquent de constater que les personnes qui sont le plus en difficulté sont celles qui ont le plus du mal à appliquer ces pratiques alors que les personnes qui en ont le moins besoin sont celles qui en tirent le plus de bénéfices.
Dans un cas comme dans l’autre, l’efficacité de ces deux leviers s’émousse avec le temps et par ailleurs, ils ne sont pas forcément aidants pour chacun.
Et si nous privilégiions une démarche basée sur des relations exigeantes ?
Si nous avons apprécié les évolutions positives de nos modes de collaboration avec nos partenaires professionnels, nous pouvons commencer par le leur dire et leur proposer une règle du jeu : être des garde fous mutuels afin de pérenniser les progrès constatés, car :
- Nous sommes très bien placés pour les alerter s’ils reviennent en arrière et leur demander de préserver leurs progrès
- Ils sont très bien placés pour nous aider à préserver les nôtres
Ce jeu croisé de « cliquets anti-retour » fonctionnera d’autant mieux que chacun s’attachera à de ne pas confondre « faire une demande » (je souhaite que … / je te demande de … ) et « faire des reproches » (tu as encore recommencé à … / pourquoi n’as-tu pas ?)
Ce mode de fonctionnement est une illustration d’une élévation du niveau d’exigence comme condition d’une coopération professionnelle efficace.
C’est une excellente occasion de mesurer (et de permettre à l’autre de mesurer) que :
- L’exigence n’est ni de l’imposition, ni du rapport de force, ni de l’intransigeance.
- L’exigence permet de demander à l’autre de progresser car il en est capable, à ce titre elle est un signe de reconnaissance
- L’exigence est une interaction qui fonctionne dans les deux sens : l’exigence de l’un à l’égard de l’autre induit naturellement la réciproque.
Chronique managériale n° 2 : Quand la crise met en lumière nos comportements habituels
Je ne sais pas si vous observez la même chose, mais pour ma part, quand j’échange au téléphone avec mes relations, qu’elles soient confinées ou qu’elles travaillent sur site, je suis frappé par l’apparente disparité de leurs témoignages sur le fonctionnement de leurs organisations en ces temps de crise sanitaire.
Prenons deux situations qui m’ont été rapportées ces derniers jours :
- Dans le premier cas, mon interlocutrice relate une sorte d’état de grâce
Dans son entreprise, les décisions se prennent nettement plus vite qu’en « temps normal » et les problèmes sont traités sans délai. Par ailleurs, les difficultés liées à l’utilisation d’outils de pilotage différents d’un service à l’autre se sont résolus comme par enchantement.
La peur de se tromper (ou de devoir assumer une mauvaise décision) n’est plus un frein. Les problèmes d’égo et les logiques territoriales semblent s’être effacés derrière les exigences de simplification du télétravail.
- A l’inverse, un autre fait état des difficultés de relation avec le siège :
Les « joies » des visios saccadées par la saturation des réseaux, réunissant un effectif pléthorique et se déroulant en mode « top down » complet sans possibilité d’échanger.
Du coup, comme par ailleurs les managers directs sont sous l’eau, impossible non plus de s’appuyer sur eux pour faire remonter les besoins et spécificités terrain. Moyennant quoi, les décisions qui ne sont applicables que pour une partie des équipes tombent par notes … pour action immédiate par tous, avec les conséquences que l’on peut imaginer en termes de frustrations des uns et des autres
Que nous apprennent ces cas pour gérer au mieux la situation actuelle, mais aussi pour alimenter un retour d’expérience quand nous serons sortis de la crise ?
Dans le premier cas : La situation exceptionnelle a facilité la régulation des comportements contre-productifs. Comment fiabiliser cette avancée ? Les membres de cette équipe gagneront sans doute à échanger de manière explicite sur ce qui a fonctionné, à s’appuyer dessus pour exprimer mutuellement leurs besoins. Cela leur permettrait de prendre en compte les contraintes des autres dans une logique de coopération portée de manière proactive par leur motivation et non en mode réactif, sous la contrainte d’une crise extérieure.
Dans le second cas : le caractère exceptionnel du moment a agi comme un amplificateur des tendances. Il ne crée pas forcément de nouveaux fonctionnements, il rend juste plus visibles des comportements qui se manifestent habituellement en signaux faibles. Même en cas de crise, il est possible pour chacune des parties concernées d’identifier ce qu’elle peut faire pour adopter un fonctionnement efficace et satisfaisant : s’intéresser à la logique de l’autre et faire part de la sienne. Pour aller plus loin, nous vous proposons de glaner quelques idées au travers d’une (re)lecture de l’article « Peut-on rester loyal quand on est en désaccord avec son patron ? » sur la page actualité de notre site.
Rien de commun entre ces deux cas de figure ? Pas si sûr !
Dans les deux cas, il est question de prendre des initiatives relationnelles, de prendre le risque de dire ce dont nous avons besoin pour faire notre job sans avoir peur de décevoir, d’être jugé, de paraître faible ou incompétent.
Dans les deux cas, il est déterminant d’être prêt à assumer des situations de désaccord, de traiter des objections, de réitérer l’expression de nos demandes.
Et pour chacun d’entre nous, que nous révèle cette crise sur notre capacité à exprimer librement nos besoins et nos gênes ? Que met-elle en lumière sur l’efficacité de nos interactions avec nos patrons et nos collaborateurs, sur la dynamique de nos équipes. Que peut-on en retirer pour gagner en performance maintenant mais aussi au sortir de cette crise ?
Pour conclure, en période de pandémie comme en temps « normal », en collaborant à proximité, en dirigeant à distance ou en télétravail, rien n’est dû, tout est à demander. Même (et surtout ?) si on pense que l’autre risque de ne pas être d’accord du premier coup !
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